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gramophone

a charge ou a decharge?

Par Maurice Lemoine

http://www.monde-diplomatique.fr/2007/08/LEMOINE/14999

Caracas (Venezuela), 13 décembre 2004, 15 h 55. La séquence paraît avoir été tournée à Hollywood : téléphone portable à l'oreille, Granda sort d'une cafétéria située près du métro Bellas Artes. Bousculade. Un groupe d'hommes le pousse dans une jeep Cherokee. On lui enfile de force une cagoule sur le visage, des menottes lui bloquent les mains dans le dos. A leur accent paisa (1), Granda devine la présence de deux Colombiens. Sur le siège arrière, deux Vénézuéliens l'encadrent. Après un court trajet, il est brutalement enfermé dans le coffre d'une autre voiture. Une route interminable. Plusieurs changements de véhicule - et de coffre - au cœur de la nuit. Jusqu'à la frontière...

Le lendemain matin, le directeur de la police colombienne Jorge Daniel Castro annonce que ses hommes ont capturé « en Colombie, à Cúcuta », un « gros poisson » des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC).

M. Rodrigo Granda est inconnu des Colombiens. Pas de leurs services de renseignement, qui le traquent depuis des années. On le considère comme le « ministre des affaires étrangères » des FARC. Il en sourit à La Havane, où nous le rencontrons. « Ça, c'est un truc de journalistes. Le véritable ministre des affaires étrangères des FARC, c'est Raúl Reyes, le chef de la commission internationale. » Qui se bat, dans la clandestinité, quelque part en Colombie.

Dans les années 1980, M. Granda a été membre de la direction nationale de l'Union patriotique (UP), parti légal d'opposition décimé (trois mille morts) par les paramilitaires. « J'ai été victime d'attentats à Bogotá, à Medellin. Comme tous les membres de l'UP, on m'a expulsé de la vie politique à coups de fusil. » Combattre et vivre, ou subir et mourir. Il choisit, et rejoint « la insurgencia » - les insurgés. En 1987, pour le compte de la commission internationale des FARC, il quitte la Colombie et entame dans de nombreux pays une intense activité diplomatique auprès de dirigeants, de gouvernements, de personnalités, de journalistes. « Ces derniers temps, nous avions trois objectifs : la reconnaissance des FARC comme force belligérante [elles figurent sur la liste du département d'Etat américain des organisations terroristes depuis 2003], la recherche d'une solution politique au conflit en Colombie, et des contacts en vue d'un échange humanitaire » - cinquante-six « prisonniers politiques » des FARC (dont Mme Ingrid Betancourt), contre quatre cent cinquante à cinq cents guérilleros détenus par le gouvernement de M. Uribe.

En 2004, à l'occasion de la rencontre des intellectuels et artistes du monde « en défense de l'humanité » (du 2 au 5 décembre), M. Granda a été vu à Caracas. Il a également participé, dans cette même ville, les 8 et 9 décembre, au 2e Congrès bolivarien des peuples, où il a dénoncé le plan Colombie (2). Le 13, au moment de son enlèvement, il accordait un entretien à un journaliste colombien dans une cafétéria de la capitale vénézuélienne et en était sorti pour répondre plus tranquillement à un appel téléphonique. Les témoins donnent immédiatement l'alerte. Granda n'a pu être arrêté à Cúcuta, en Colombie. Il venait d'être enlevé. Au Venezuela.

Gros émoi à Caracas. Et belle cacophonie. L'opposition vénézuélienne s'empare de l'affaire. Qui a invité un « terroriste » à participer à ces rencontres ? Le gouvernement de M. Hugo Chávez, forcément ! Le ministre de l'intérieur, M. Jesse Chacón, dément que sa présence ait été connue de ses services. Trois ans plus tard, à sa manière, M. Granda confirme. Personne ne l'avait invité. « Quelques amis bolivariens considèrent que les insurgés colombiens ne doivent pas participer à ce type de rencontre. Ce qui est absurde. Bolívar n'a jamais eu besoin de passeport pour passer du Venezuela en Colombie, en Equateur, au Pérou ou en Bolivie. Il a été le premier internationaliste. »

Objectif de l'enlèvement :
compromettre le président Chávez

A l'époque, une enquête démonte l'opération, organisée par la police et l'armée colombiennes, avec la complicité, côté vénézuélien, de deux officiers corrompus du groupe d'actions spéciales de la Garde nationale (GAES) et de trois gardes nationaux - il est difficile de refuser 1 million de dollars. Entre-temps, attribuant l'enlèvement à la direction de la sécurité, de l'information et de la prévention (Disip, les services secrets vénézuéliens), un groupe de personnalités demandent « respectueusement » au président Chávez de « nettoyer » ses forces de sécurité. Provoquant l'agacement dans l'entourage présidentiel : « Cette lamentable affaire, nous avait expliqué à l'époque un proche du président Chávez, nous démontre que nous ne contrôlons pas encore tout l'appareil d'Etat. Mais nous ne voulons rien savoir des FARC ou de toute organisation qui prétend imposer la révolution par les armes. Il est dans l'intérêt de la révolution bolivarienne de se tenir à l'écart de ces groupes. » Quelques semaines auparavant, la responsable de la diplomatie américaine, Mme Condoleezza Rice, avait accusé Caracas d'être un « nid de terroristes ».

Aussi bien Bogotá que Washington tentent de faire d'une pierre deux coups. « Dès mon arrivée à Cúcuta, raconte le comandante Granda, on m'a offert beaucoup d'argent, la liberté, des passeports pour moi et ma famille, à une condition : que je compromette Chávez. Je devais dire qu'il protégeait les FARC et que j'étais aidé par son gouvernement. » Refus catégorique. De son côté, constatant qu'aucun mandat d'arrêt d'Interpol n'existe concernant M. Granda, le président vénézuélien accuse Bogotá d'avoir « violé la souveraineté nationale », rappelle son ambassadeur, et suspend les relations commerciales avec la Colombie (3).

Lors de son procès, M. Granda envisage de renoncer à se défendre. Un de ses avocats survit miraculeusement à cinq coups de feu. « Pour les défenseurs des gens des FARC, c'est très difficile. Beaucoup de menaces, de pressions, de filatures, d'écoutes téléphoniques. Et aucune garantie judiciaire. Je leur disais : "Pourquoi cautionnons-nous une justice qui, en réalité, n'existe pas ?" » Six ans pour rébellion, quinze ans pour terrorisme, vingt et un ans de prison au total. « J'ai reconnu ma qualité de rebelle. Pas celle de terroriste. » Parmi les guérilleros qu'il rejoint dans une prison de haute sécurité, certains ont écopé de soixante ou de quatre-vingts ans ferme - bien que la peine maximale, en Colombie, ne puisse dépasser quarante ans. « D'où la nécessité, pour les FARC, d'utiliser des méthodes pas forcément orthodoxes pour récupérer leurs guérilleros emprisonnés. D'où la question vitale de l'échange humanitaire... »

Le président Uribe croit pouvoir gagner une guerre qui dure depuis soixante ans sans discuter avec personne. Depuis son arrivée au pouvoir en 2002 (il a été réélu pour un nouveau mandat de quatre ans en mai 2006), il refuse catégoriquement le fameux « échange humanitaire ». On ne négocie pas avec des « terroristes ». Mais, depuis quelque temps, M. Uribe se trouve dans une situation délicate, embourbé dans le scandale dit de la « parapolitique ». La justice colombienne examine plus de cent cas de collusion présumée entre les paramilitaires des Autodéfenses unies de Colombie (AUC) et des représentants de l'Etat. Elle met au jour les fraudes organisées par les uns et les autres lors des élections qui ont porté M. Uribe au pouvoir.

La crise a déjà fait chuter la ministre des affaires étrangères María Consuelo Araújo, dont le frère et le père ont été inculpés. Deux gouverneurs (des départements du Cesar et du Magdalena), quatorze députés et sénateurs - tous « uribistes » - sont sous les verrous, cinq autres font l'objet d'un mandat d'arrêt. L'ancien directeur du département administratif de sécurité (DAS, police politique), M. Jorge Noguera, chef de la campagne du candidat Uribe dans le département du Magdalena, a été incarcéré. Le directeur de la police nationale, le général Jorge Daniel Castro - celui-là même qui, à Cúcuta, demandait à M. Granda de « mouiller » le président Chávez -, et celui du service de renseignement de la police ont dû démissionner en raison d'un autre scandale lié à des écoutes téléphoniques illégales...

Dans ce contexte, début mai 2007, après un appel téléphonique du nouveau président français Nicolas Sarkozy, une information fait sensation à Bogotá : M. Uribe annonce la prochaine libération « unilatérale » de dizaines de rebelles, et demande aux FARC de répondre à ce « geste de bonne volonté » en procédant à la libération de ses otages. « Le haut-commissaire à la paix Luis Carlos Restrepo vient me voir dans ma cellule, raconte M. Granda, et me propose de me placer à la tête de cette opération de "réintégration-démobilisation", avec comme unique condition d'abandonner les FARC. » Refus. Deux jours plus tard, le haut-commissaire revient à la charge. « Il m'explique à cette occasion qu'il n'a pas l'intention de négocier avec moi, et que ma libération a été décidée "pour raison d'Etat", parce que... le président français Nicolas Sarkozy l'a demandée. Et que, si je fais des problèmes, il utilisera son pouvoir pour me sortir de force de ma cellule et m'expulser de la prison ! »

Libéré contre son gré... « Mais que fait Sarkozy dans cette histoire ? », s'interroge M. Granda interloqué. Il avoue n'en avoir aucune idée. Certes, la cause de Mme Betancourt, Franco-Colombienne prisonnière des FARC depuis le 23 février 2002, est extrêmement populaire en France. A quelques jours d'élections législatives dont il espérait une majorité écrasante à l'Assemblée nationale, M. Sarkozy a-t-il voulu « faire un coup » en multipliant les contacts avec son homologue colombien ? Ou bien - en connaissance de cause, ou à son corps défendant - a-t-il participé, en lien avec des intérêts obscurs, à une opération beaucoup plus « tordue » ?

Sur la question des prisonniers, les FARC exigent une zone démilitarisée de huit cents kilomètres carrés dans les municipios de Florida et Pradera (département du Valle del Cauca), pour négocier, face à face et en direct avec le pouvoir, et procéder, en cas d'accord, au fameux échange humanitaire. Avec un objectif politique : être reconnues, de facto, comme forces belligérantes insurgées et sortir du statut de « terroristes » dans lequel Washington et Bogotá les ont enfermées. Ce que précise immédiatement M. Granda à ses « libérateurs » : « Rendez-moi la liberté si vous le voulez, mais il s'agit d'un geste unilatéral de votre part. Je vous préviens, il n'entraînera de la part des FARC aucune réciprocité. »

Sauver Mme Ingrid Betancourt
par « tous les moyens possibles »

Le gouvernement lui donne à choisir entre la France, la Suisse ou Cuba, M. Granda s'envole le 19 juin 2007 pour La Havane. En plus du plaisir de se retrouver en liberté, il en tire une autre satisfaction. « J'ai du mal à croire que le président Sarkozy ait demandé la libération d'un "terroriste". Quant à Uribe, avec le décret qu'il a signé pour me relâcher, il reconnaît le caractère politique des FARC. »

Dans un grand fracas médiatique, le gouvernement colombien libère cent soixante-dix supposés guérilleros - dont d'obscurs personnages, commandants de troupes inexistantes, et pas mal de délinquants de droit commun. Dans le même temps, jouant sur tous les tableaux - un supposé geste de paix, un authentique acte de guerre -, M. Uribe confirme l'ordre donné dès octobre 2006 : procéder au sauvetage militaire de Mme Betancourt et des otages de la guérilla en utilisant « tous les moyens possibles ». Depuis toujours, les familles des séquestrés - dont celle de Mme Betancourt - s'opposent à une si dangereuse option. En mai 2003, un « sauvetage » de ce type ne s'est-il pas terminé par la mort d'un gouverneur, d'un ex-ministre et de sept militaires ?

La suite des événements va d'ailleurs confirmer qu'en Colombie tout est possible : le pire comme... le pire. Le 23 juin dernier, dans un bref communiqué, le bloc occidental des FARC (4) annonce que, le 18 juin, onze des douze députés de l'assemblée départementale du Valle del Cauca, enlevés par la guérilla le 11 avril 2002 à Cali, ont été tués « dans des tirs croisés (...) quand un groupe militaire jusqu'à présent non identifié a attaqué le campement où ils se trouvaient ». Niant tout combat dans cette zone le 18 juin, M. Uribe s'emporte : « Il n'y a pas eu d'opération de sauvetage. Ils ont été froidement assassinés (5). » Absurde. Les prisonniers constituent une carte majeure des FARC dans leur bras de fer avec le pouvoir. Où se trouverait leur intérêt de s'en débarrasser ainsi ?

« Les FARC assument leur part de responsabilité, précise gravement M. Granda. On ne peut pas nier que nous n'avons pas été capables de sauvegarder la vie des otages jusqu'à l'échange humanitaire. » Mais encore ? On prête à la guérilla la pratique d'exécuter ses prisonniers plutôt que de les voir libérés par l'armée. M. Granda ne confirme ni n'infirme. « Je n'appartiens pas à la structure de commandement des FARC, j'ignore si un tel ordre existe. » Dans une telle hypothèse, il s'agirait d'un crime de guerre. Néanmoins, et si elle est plausible, cette possibilité ne peut être la seule retenue. Car les circonstances du drame du 18 juin demeurent mystérieuses. Jusqu'à présent, nul ne connaît même l'endroit où il a eu lieu. Curieusement, l'armée colombienne reste silencieuse. Les FARC se taisent également. « On est toujours en train d'enquêter. Nous voulons donner au monde l'explication la plus précise possible et éviter les spéculations », nous dit M. Granda.

Selon les experts, les paramilitaires ne seraient pas impliqués : ils n'auraient pas la capacité de monter une telle opération. Et l'armée colombienne semble hors de cause. D'ailleurs, dans un second communiqué, le bloc occidental des FARC a évoqué des « commandos étrangers ». Une thèse paraît se dessiner, à prendre elle aussi avec précaution : l'attaque aurait été menée par un commando de « forces spéciales » composé de spécialistes étrangers - dont la (ou les) nationalité(s) reste(nt) à définir. Mais certains ont quelques idées (6)...

Ainsi, depuis Genève, Mme Louise Harbour, haut-commissaire des Nations unies aux droits de l'homme, exige, outre la « libération immédiate de tous les otages », une investigation « complète et impartiale » sur la tragédie du 18 juin. Bogotá refuse toute commission d'enquête indépendante. Quant à M. Granda, il souligne : « Les FARC ont proposé de remettre les corps à une commission internationale dont ne ferait pas partie le gouvernement colombien, pour empêcher toute manipulation. Or les attaques des militaires se poursuivent dans la région en question, et les compañeros m'ont fait savoir qu'aussi bien les militaires que d'autres forces ont intérêt à faire disparaître les corps. Pour effacer les traces. »

« Intox » ou vérité ?

Maurice Lemoine.

 

Extrait de l’entretien du ministre des Affaires étrangères avec France Inter (3 mars 2008)

Q - Autre dossier important dans l’actualité internationale - elle est riche en ce moment -, c’est la mort du numéro 2 des FARC ; est-ce une mauvaise nouvelle pour les otages, notamment pour Ingrid Betancourt ?

R - Vous voyez comme le monde est laid ce matin. C’est une mauvaise nouvelle, je le crains. En tout cas, cela doit nous faire redoubler d’effort parce que pour parler d’Ingrid Betancourt d’abord, c’est une urgence, c’est un cri de désespoir. Nous devons sortir Ingrid Betancourt. Elle doit sortir parce que c’est une urgence médicale et humaine, ce n’est même plus d’un accord humanitaire dont nous avons besoin, mais d’un geste de la part des FARC.

Alors, dans cette mesure, évidemment, ce n’est pas une bonne nouvelle que le numéro 2, c’est-à-dire Raul Reyes, l’homme avec qui nous parlions, l’homme avec qui nous avions des contacts, ait été tué. Bien sûr, il est dans la guérilla depuis quarante ans, on ne peut pas s’étonner qu’il y ait des manœuvres militaires. Je vous parlais d’idéologies périmées, en voilà un exemple, mais ce n’est pas le problème.

Le problème, pour nous, c’est de sortir les otages, tous les otages mais d’abord Ingrid. Et nous sommes tendus vers cela, aussi bien à travers le Venezuela de M. Chavez, la Colombie de M. Uribe que l’Equateur de M. Correa.

Nous avons parlé hier de tout cela. Le président de la République, Nicolas Sarkozy, est impliqué nuit et jour dans cette affaire. Allons-nous réussir ? Je le veux, mais voilà...

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